Une visite surprenante

Des pas résonnaient dans les couloirs du château. Certains étaient ceux de serviteurs courant des cuisines aux suites des nobles, d'autres ceux de pages et de jeunes garnements, et il y avait aussi ceux de la reine qui se rendait dans ses propres quartiers. Celle-ci avait terminé de recevoir les plaintes du peuple dans la salle du trône, et on lisait sur son visage toute la fatigue accumulée depuis de nombreux mois. On ne pouvait certes pas dire qu'elle perdait son énergie sur les champs de bataille, mais elle la gaspillait à écouter et raisonner des commerçants désespérés. Dénaros était pourtant une ville prospère. Mais certaines ressources importantes avaient été perdues en même temps que Criméa, et ils le clamaient haut et fort.
Tandis qu'elle tournait à l'angle d'un couloir, son regard se posa sur une tapisserie ancienne. A chaque fois qu'elle passait par ici, elle se disait que peut-être elle devrait demander qu'on ôte cette décoration. La tapisserie représentait un vieil homme portant une longue barbe blanche assis sur un trône en or massif, un jeune homme aux cheveux blonds à genoux face à lui. Elle illustrait un prince d'antan lors de son couronnement. Personne n'ignorait pourquoi ce genre d'images dérangeaient Alina, mais les années s'étaient écoulées et on se demandait désormais pourquoi elle semblait toujours aussi affectée qu'au premier jour. Les yeux perdus dans le vague, elle revécut l'horrible scène de son passé, celle qui avait déclenché ce conflit avec le royaume de Dinak. Cela lui arrivait si souvent qu'elle avait cessé de pleurer à la seule pensée de son frère crachant au visage du défunt souverain.
Quelques longues secondes s'écoulèrent, durant lesquelles elle resta aussi immobile que les statues qui veillaient dans le couloir. Ce ne fut que lorsqu'elle entendit un bruit de vaisselle qui tombait brutalement sur le sol de pierre qu'elle revînt à la réalité. Elle passa une main dans ses cheveux, une main devenue froide comme de la glace, et se rappela qu'elle avait eu l'intention de se rendre dans sa chambre pour prendre un peu de repos. Et signer quelques documents.

A chaque pas qu'elle faisait, des souvenirs vivaces de son enfance revenaient la hanter. Ce n'était pas sa faute; elle avait vécu dans ce château toute sa vie. Et elle n'avait d'autres options que de rester ici, son devoir étant plus important que jamais. Elle vivait comme dans une prison, son esprit lui-même l'empêchant de penser librement.
Si elle mit tant de temps à arriver devant la porte de ses appartements, c'était simplement parce que sa demeure était aussi grande qu'un village. Au cours des ans, les rois avaient fait agrandir le château initial, lui conférant une architecture hors du commun, mêlant les styles de plusieurs époques bien différentes. Quand Alina posa la main sur la poignée de la porte massive, quelqu'un derrière elle l'interpella d'une voix pressée.

"Ma Reine, je vous ai cherchée partout. Il y a quelques sujets dont nous n'avons pas encore pu nous entretenir et..."
"Eh bien nous en aurons largement le temps plus tard. Je suis lasse de tes conseils, laisse-moi me reposer."

Hektor s'inclina, les sourcils froncés. Il ne supportait d'être ainsi coupé quand il parlait, et c'était la troisième fois qu'il se faisait congédier de la sorte. Cela ne lui plaisait pas. Il craignait d'être renvoyé définitivement, bien sûr, mais Alina n'en avait pas l'intention. Seulement, elle commençait à être fatiguée de s'entendre dire à longueur de journée qu'elle devrait avoir un héritier et faire signer un traité de paix avec Dinak. Croyaient-ils sincèrement que Dan avait l'intention de s'arrêter aux frontières actuelles? Sentant le poids de sa charge recommencer à l'écraser, elle tourna le dos à Hektor et entra dans le seul endroit qui lui assurait une tranquillité certaine.
Elle referma soigneusement la porte derrière elle, la verrouillant même. La veille, un messager trop sûr de lui avait osé s'introduire dans sa chambre pour lui demander de recevoir le duc le plus vaniteux de la cour. Depuis quelques temps, les gens devenaient de plus en plus audacieux, au grand malheur d'Alina.
A peine balaya-t-elle la pièce du regard qu'elle sut que quelque chose d'inhabituel était arrivé. Mais elle n'aurait su dire quoi. Se dirigeant vers sa chambre, elle comprit où se situait l'anomalie; Elyonère n'était pas là. Habituellement, la demoiselle s'occupait dans le canapé, lisant un livre ou jouant un air de musique, attendant son amie pour discuter. Après un instant de profonde réflexion, la jeune femme se dit que sa compagne était restée plus longtemps dans les cuisines qu'à l'accoutumée. Alina savait qu'elle avait un faible pour un des marmitons.
Tranquillement, la reine poussa la porte de sa chambre et y pénétra, cherchant une chandelle pour s'éclairer. Elle avait oublié de tirer les rideaux, par conséquent la pièce se trouvait plongée dans le noir. La journée tirait lentement à sa fin, mais la lumière était encore vivace dehors. La porte se ferma d'elle-même, comme toujours, et Alina avança vers son bureau. Elle savait qu'elle y trouverait une chandelle et de quoi l'allumer.

Il allait bientôt faire nuit , pourtant la ville de Dénaros était toujours aussi animée , comme dans ses souvenirs. Des souvenirs heureux aussi bien que douleureux. Dan ferma la fenêtre de la chambre royale de sa soeur. Elle avait donc pris la chambre qu'occupait feu le roi d'Alsaria , son défunt père , leur défunt père. Il s'était installé sur une chaise collée au bureau de la reine d'Alsaria , il avait déniché une enveloppe , et à l'intérieur s'y trouvait un parchemin ancien , usé , froissé. Lorsqu'il lut ce parchemin , son coeur se serra à chaque mot qui défilait sous ses yeux. C'était une lettre , une lettre qui racontait les évènements qui se sont déroulés le jour de son désertement d'Alsaria. Des souvenirs de sa soeur remontèrent à la surface. Ne supportant plus d'être assis à lire ces mots qui frappaient son coeur , il se leva et se mit à un coin du mur de la grande chambre luxueuse , il se faufila dans l'ombre.

~ Quelques heures plus tôt ~

Le Seigneur Azyrith était installé sur son trôné à Dinak , il repensait aux récents rapports que des messagers de divers contingents disséminés un peu partout dans le royaume étaient venus lui faire , tout se passait exactement comme prévu. Bientôt , la grande puissance militaire de Dinak se mettra en marche à travers Tosya , son plan allait bientôt pouvoir se mettre en oeuvre , il avait juste à finir les préparatifs , comme un cavalier prépare sa monture avant d'aller sur le champ de bataille. Le coulissement de la grande porte de la salle du trône le tira de ses songeries , un homme traversa la grande salle et posa genou au sol à une distance raisonnable du roi de Dinak. Le prince déchu d'Alsaria remonta les yeux pour le fixer de son regard perçant.

" Faites votre rapport , Commandant Ralik. "
" Oui , monseigneur." Le dénommé Ralik se leva et se redressa de toute sa hauteur , bombant le torse , et les mains derrière le dos , fixant un point invisible dans l'air et parlant clairement. " Nous avons capturé le village que vous nous aviez ordonné de prendre et nous avons pris leurs places au sein du village , les marchands étrangers n'y voient que du feu , la ville actuelle est exactement comme l'ancienne ville avant que nous ne la prenions , nos soldats jouent les paysans , reprenant les vies de chaque villageois comme vous nous l'aviez ordonné. Cette opération est un succès , mon roi.
" Très bien , vous pouvez disposer , Commandant Ralik , cependant , ordonnez à vos hommes de continuer à faire les civils jusqu'à nouvel ordre , rompez. "

L'homme à la haute stature s'inclina et partit. Les portes se refermant derrière lui.

* L'heure approche , nous allons bientôt prendre les devants , mais j'ai quelques derniers détails à résoudre. *

Le Seigneur Azyrith se leva et se rendit dans sa chambre , il prépara ses affaires de voyage précipitemment avec une idée claire en tête , il allait rendre visite à sa chère soeur. Avant son départ , Dan avait écrit une lettre signée de sa propre main et en y apposant son sceau royal. Il était stipulé dans la lettre que le commandement des opérations militaires revenait à l'un des Fils de Dinak , et que la gestion des finances et de tout acte d'ordre commercial était remis entre les mains de son plus fidèle conseiller ainsi qu'à la Cour des Commerces. Il y mentionnait également la durée de son séjour , qui variait de 4 à 5 jours , mais il ne précisait pas le lieu de son excursion , car en cas de besoin , les Fils de Dinak savaient exactement où il allait se rendre.
Le roi de Dinak enfourcha son destrier de guerre , Shana , et galopa en direction d'Alsaria.

Les Fils de Dinak , personne n'avait conscience que cette assemblée constituée de Dan et de ses 9 meilleurs Généraux existait bel et bien. Seules quelques personnes sont au courant de son existence. Et ceux qui l'ont découverte malencontreusement se sont retrouvés six pieds sous terre.
Chaque membre des Fils de Dinak étaient classés par numéro par ordre croissant selon leur puissance , leur dextérité , leur habileté au combat , leur compétence dans le domaine de la stratégie. Dan était le numéro 1 des Fils de Dinak.
Le commandement des opérations militaires de Dinak a donc été remis au numéro 4 , compte tenu du fait que le numéro 2 et le numéro 3 étaient actuellement en mission de haute importance.

Quelques jours passèrent et le roi de Dinak était arrivé au bois de Moniek , en contournant certaines villes ainsi que la capitale Dénaros. , il n'avait rencontré aucun problème durant son voyage , ce qui lui a facilité la tâche et il a pu gagner du temps.
Il attacha la bride de Shana autour d'un arbre du bois de Moniek. Ce bois-ci se situait sur les berges de la rivière Balassy. Il s'était rendu exprès dans ce bois car il s'y trouvait un passage secret qui se situait sous des masses de feuilles et de végétation , l'entrée était extrêmement bien cachée. Il prit le bout de bois accroché sur un support en fer sur le mur du passage , c'était des galeries souterraines , à proximité se trouvait deux pierres qu'il usa pour allumer le feu au bout du bâton de bois qui servait de torche. Une fois la torche allumée , il s'engouffra dans les profondeurs des galeries souterraines , il connaissait parfaitement le chemin , sa soeur et lui étant jeunes s'amusaient souvent dans ce genre de passage secret. Il se dirigea d'un pas sûr jusqu'à arriver devant une impasse , il marcha sur un endroit précis au sol , et le mur de pierre devant lui coulissa lentement sans un bruit. Le passage débouchait dans son ancienne chambre , celle qui fut la chambre d'Azyrith Dan , le prince d'Alsaria , aimé de tous. La chambre était vide , apparemment sa soeur a dû refuser qu'on y touche. Revoir sa chambre d'antan raviva de nombreux souvenirs d'enfance. Ne souhaitant pas s'éterniser à cet endroit , il se décida à partir , il referma le passage qui était en fait situé derrière une bibliothèque , il avait juste à appuyer sur un bouton situé au fin fond de la bibliothèque , derrière quelques livres. Il ouvrit la porte de sa chambre , lorsqu'il posa la main sur la poignée de la porte , il remarqua que celle-ci était froide et poussiéreuse. Il tourna la poignée lentement et regarda dans le couloir , ce couloir qui d'ailleurs avait été légèrement modifié. Personne aux alentours , il mit le pied dans le couloir et se dirigea vers la chambre de son défunt père. Des gardes étaient postés devant. Etrange , sa soeur aurait donc pris la chambre de leur père. Il fallait trouver une diversion , il entra dans une chambre , celle-ci était apparemment occupée mais personne ne s'y trouvait , parfait. Il émit des sifflotements à partir de la chambre , les gardes , curieux , décidèrent d'y aller pour voir ce qu'il s'y passait. Ils n'y trouvèrent que des coups de poings qui les assomèrent très vite. Une fois ceci fait , il planqua les deux corps inconscients dans un placard de vêtements , et partit de la chambre non sans avoir mis un baillôn dans la bouche des deux gardes , pour s'assurer de leur silence et Dan les a aussi ligotés , pour ne pas qu'ils se débattent dans leur minuscule prison. Il se dirigea vers la chambre de sa soeur et y entra , il n'y avait personne ...
La chambre avait été redécorée , sûrement car sa soeur l'occupé à présent. Le Seigneur Azyrith s'installa sur une chaise devant le bureau de la Reine d'Alsaria et il entendit la ville qui battait son plein. Toujours aussi animée , il se rendit vers la fenêtre et l'ouvrit , appréciant l'air frais. Une vue imprenable sur la ville s'offrait à lui , peu de temps après , il ferma la fenêtre et fouilla la chambre sans faire le moindre bruit , il trouva une enveloppe avec à l'intérieur un parchemin.
La lettre de sa soeur , Alina avait donc retranscrit les évènements de ce jour-là , elle avait besoin de se confesser et s'est donc tournée vers l'écriture.
Il se leva et se dirigea vers l'un des coins de mur de la chambre royale de sa soeur , se mêlant à l'ombre , devenant ainsi invisible. Le soleil s'étant complètement couché et qui avait laissé place à l'obscurité. Au fur et à mesure qu'il lisait la lettre , son coeur battait de plus en plus vite , les émotions le submergeaient , des souvenirs revenaient. Il fut interrompu par l'ouverture de la porte de la chambre dans laquelle il se trouvait , la lettre à la main , il resta invisible dans le noir.
Une forme fit son apparition , la forme d'une femme , une forme qui se dirigeait vers le bureau.

" Nul besoin d'éclairer la pièce , très chère Reine. "

La chambre était à quelques endroits plongée dans le noir , à d'autres endroits , on pouvait identifier ce qui s'y trouvait.
Dan avait reconnu sa soeur , c'était elle , c'était bel et bien elle ! Après tant d'années sans se voir , il se retrouva devant sa soeur , bien que celle-ci fut de dos à lui. Il décida de sortir de son pan d'ombre et de dévoiler son visage.

" Ou devrais-je dire , ma soeur ... "

Cela ne faisait que quelques secondes qu'elle était dans la pièce, elle n'avait donc pas eu le temps d'entendre la respiration d'une personne dissimulée dans un recoin sombre. Mais de toute évidence, l'intrus n'avait aucunement l'intention de rester caché pour l'assassiner dans son sommeil. A l'instant où Alina mit la main sur la chandelle, qui traînait au bord de son bureau, une voix terriblement familière s'éleva dans son dos. En entendant ses mots, la jeune femme s'immobilisa, la main crispée sur l'objet qu'elle avait cherché. Jusqu'à maintenant, elle n'avait pas encore été victime d'hallucination auditive. Si elle se mettait à entendre Dan dans sa tête, elle risquerait de devenir folle. Se forçant à réfléchir, Alina ne bougea pas d'un pouce.
Le roi de Dinak siégeait actuellement à la tête de ses troupes. Il était impossible que son frère soit à Dénaros, dans le château, dans sa propre chambre.
Elle avait reçu des rapports déclarant que des mouvements suspects avaient eu lieu dans certains villages. Elle n'était pas dupe, Dan préparait quelque chose de plus grave que tout ce qu'il avait entrepris jusqu'à présent. Alina savait ce qu'il pensait d'elle; pour lui, elle n'était qu'une femme frêle incapable de réfléchir à autre chose qu'à sa propre personne. Du moins, c'est ce qui semblait le plus logique de sa part. Sinon, il n'aurait pas déclaré qu'elle était incapable de gouverner ou pire, qu'elle mènerait le royaume à sa perte. Cette phrase avait été si dure à entendre... Non, la princesse avait appris à agir dans l'urgence. Et elle avait réussi, elle était devenue une reine respectée.
Elle aussi avait ses espions et son armée. Elle avait découvert certains secrets, même si elle était loin de se douter que son frère projetait une attaque à grande échelle. Elle était au courant de la substitution de certains habitants dans un village, mais pas de l'ampleur que cela avait pris. Elle-même avait mis en place une défense plus organisée et plus complexe que celle sur laquelle elle s'était basée durant toutes ces années. Elle se rappela la conversation qu'elle avait eue avec son maître-espion.

"Lorsque je suis arrivé aux abords de la ville, je n'ai pas vu tout de suite la supercherie. Mais croyez-moi, des soldats qui jouent le rôle de modestes fermiers, ça ne passe pas pour un fin observateur. Je ne suis certainement pas le seul à m'être aperçu de la farce; j'ai croisé trois familles qui déménageaient discrètement vers une ville plus proche de la capitale."
Alina avait soupiré et regardé par la fenêtre. Elle faisait plus confiance à ses espions qu'à ses conseillers, et elle ne voyait pas de raison de douter de ce qu'il affirmait. Ainsi Dan prenait de l'assurance. Les mercenaires agiraient très bientôt, elle en était sûre. Elle croyait dur comme fer qu'ils demeuraient, quelque part dans l'ombre, et qu'ils ne tarderaient pas à apparaître comme ils le faisaient autrefois. Un roi perdrait sa tête, dans un futur proche, si cette mascarade se poursuivait. La guerre n'avait pas été déclarée, mais des terres qui passent d'un royaume à un autre ne se transmettent comme cadeau de bienvenue. Posée et calme, la reine avait tourné son regard vers l'espion.
"Nous allons encore changer certaines choses, dans la défense du royaume. Je n'envisage actuellement pas l'offensive, nos forces sont trop instables. Mais nous pourrions envisager de bâtir des murailles plus solides autour de Dénaros. Je sais qu'Alsaria transpire de traîtres, mais nous devons tenir compte de la sécurité des habitants avant tout."
Dan avait beau tenir à la justice envers les innocents et avoir une pleine confiance en des bandits de grands chemins, les combats se terminaient toujours dans des bains de sang. Or, Alina tenait par-dessus tout à écarter la mort de ses terres.

Très peu de temps s'était écoulé tandis que la jeune femme se remémorait ces choses, et le souvenir de la voix de Dan était toujours aussi vivace dans sa tête. Elle croyait sincèrement avoir imaginé cette voix, mais elle fut ramenée à la réalité quand elle entendit à nouveau son timbre. "Ma soeur"... Retenant son souffle, elle osa enfin se retourner. Elle était à moitié entre l'espoir qu'elle n'était pas folle et celui que, justement, elle l'était. Et elle le vit. Ce visage... Il avait vieilli, ça oui! Mais c'était bien son frère. C'était bien le roi de Dinak. Les maigres faisceaux lumineux qui traversaient les rideaux étaient suffisants pour éclairer les traits et la silhouette masculine.
Une vision qui ne lui apparaissait plus que dans ses cauchemars la frappa comme si elle était le pur reflet de la situation. Elle pouvait voir Dan, penché sur son cadavre, ses beaux yeux brillants, un sourire trimphant aux lèvres. Il dégageait son épée du corps délicat de la reine d'Alsaria et la nettoyait de son sang grâce à un pan de la robe pourpre qu'elle portait. Sa vue s'ajusta soudain à la pénombre de la pièce, et sa surprise laissa place à une colère sourde. Comment osait-il?
Si elle n'avait été aussi bien serrée par la robe compliquée qu'elle avait été forcée d'enfiler au matin, son sursaut aurait été bien plus violent. L'étroitesse du vêtement favorisait l'impression de nausée qu'avait Alina, elle était à la limite de l'évanouissement. Mais elle se reprit bien vite. Surtout, elle ne devait pas trahir une quelconque faiblesse devant celui qui s'était déclaré comme son ennemi. Essayant de se tenir droite, elle fit face à l'homme qui avait eu l'audace de s'introduire dans sa chambre. Chambre qui avait également été celle de leur père. Que pensait-il de ce changement de quartiers? Il la prenait sans doute pour une usurpatrice.

"Dan."
Le ton qu'elle employa était celui de la constatation. Elle s'exhorta au calme et tâcha d'afficher une expression proche de l'ennui. Bien sûr, il avait eu tout le loisir d'observer le désarroi d'Alina.
"Comment es-tu...?"
Mais soudain l'évidence lui apparut.
"Evidemment. Les passages secrets... Et tu as neutralisé les gardes. Je vois."
Cette fois, sa voix était si déconnectée qu'elle eut l'impression que c'était une autre qui parlait. Elle ne posa pas d'autres questions, ne voulant pas admettre que Dan était bien là. Elle laissa son regard parcourir toute la personne qu'était son frère, et elle dut réprimer un gémissement horrifié quand elle découvrit ce qu'il tenait. Une lettre. Une de ses lettres. Elle eut l'impression de tomber dans un gouffre interminable. Elle n'aurait jamais cru qu'elle serait si sensible.

Observer le comportement de sa soeur fut pour Dan plutôt intéréssant. Celle-ci se demandait sûrement si elle était folle au point d'entendre sa voix.
Pourtant , il était bien là. Le roi de Dinak regardit de haut en bas sa soeur. Celle-ci avait bien changé au fil des années , elle est devenue de plus en plus belle et surtout ... elle semblait plus forte qu'avant , bien moins fragile et sensible. Son départ aurait-il contribué à rendre sa soeur insensible ? Bien qu'il doutait fort qu'elle ne soit totalement insensible , et à voir comment elle le regardait , il était clair que non. Elle avait encore ses sentiments , une enfance passée ensemble ne s'effaçait pas si facilement. Ce lien qui les unit ne se brise pas en une journée , aussi bien qu'en dix années. Il remarqua que le regard de la reine s'attarda vers sa main , plus précisément la main qui tenait la lettre.

" Je ne savais pas que tu avais tout retranscrit sous forme de lettre , Alina. "

Il la fixa un long moment , celle-ci semblait perdue dans ses pensées , peut-être n'était-ce qu'une impression , ou peut-être est-ce le fait qu'il est tombé sur cette lettre précise ?
Le Seigneur Azyrith plongea ses yeux dans ceux de sa soeur. Elle avait grandi , elle s'était épanouie. De nombreux souvenirs remontèrent à la surface.

" Ne t'inquiètes pas , je ne suis pas venu ici avec des intentions hostiles , bien au contraire. Je voulais juste revoir ma soeur , n'ai-je donc pas le droit , Alina ?

Il tendit ses bras vers sa soeur.

" Viens donc m'enlacer , veux-tu ? Comme au bon vieux temps ... "

Dan déposa la lettre sur le lit d'Alina. Même si cela ne se voyait pas tellement , son coeur battait son plein , il tremblait quelque peu mais parvenait à se retenir.
Les émotions emplirent tout son être , le submergeant , le noyant dans un gouffre.

Alors qu'elle se sentait sombrer dans un désespoir qu'elle ne pensait pas connaître un jour, elle entendit son frère lui parler. Ce fut comme s'il perçait un nuage de brume, qu'il venait la chercher pour la ramener dans le monde réel. Sa vue s'éclaircit. D'ailleurs, elle put voir Dan avec tant de netteté qu'elle fut un instant aveuglée.
Alors, il était bien là. Il lui avait fallu le temps de l'accepter - à vrai dire seules quelques minutes avaient eu le temps de s'écouler -et elle fit un effort surhumain en soutenant le regard de son frère. Ce n'était pas une nouvelle pour elle, le fait qu'il n'ait pas été au courant de l'existence de sa lettre. D'après ce qu'il avait dit, peut-être n'avait-il pas découvert les autres? Elle avait été d'une telle clairvoyance en les dissimulant dans des endroits différents! Mais d'ailleurs, pourquoi les avait-elle gardées? Quand elle les relisait, son coeur se serrait et ses yeux devenaient humides. Elle aurait dû les brûler. Pourtant elle ne l'avait pas fait. Se dire que quelque part une trace d'elle demeurerait bien après sa mort, peut-être destinée à Dan, lui avait permis de tenir face aux embûches. Ces lettres, après réflexion, figureraient peut-être dans un livre d'histoire, d'ici quelques siècles. Car, après tout, elles relataient des faits dramatiques et très importants dans l'histoire du royaume. Mais Alina n'avait pas le temps de penser à ce genre de chose, elle était concentrée sur le regard clair de son frère. Sans arrêt, des images de lui quand ils étaient enfants lui transperçaient le crâne, comme si le simple fait de le regarder dans les yeux pouvait raviver toute une enfance qu'elle avait tenté d'oublier.
Il rompit le silence pesant une nouvelle fois, prétextant qu'il n'était pas venu dans l'intention de lui faire du mal. La reine haussa légèrement les sourcils. En le voyant, là à l'instant, jamais cette pensée ne lui serait venue. Mais le rêve et le contexte la portaient à croire justement qu'il n'était plus son frère. Devait-elle se fier aux faits ou à celui qu'elle avait connu durant de si nombreuses années? Ils n'avaient pas été que frère et soeur. Ils avaient été très proches, à l'époque les gens ne cachaient même pas leur étonnement de les voir si liés. Les disputes étaient leur lot quotidien, comme pour tous les enfants du monde, mais Alina avait aimé son frère plus encore qu'elle n'avait aimé son père.
Avait-il le droit de simplement venir la voir, après toutes ces années? Avait-il le droit de solliciter son amour fraternel alors qu'il était sur le point de reprendre le trône que leur père avait selon lui mal distribué? Alina ne savait pas. Elle n'avait pas été préparée à cette rencontre.
Quand Dan tendit les bras, que la lettre fut posée sur le lit, qu'il l'accueillit en invoquant le bon vieux temps... La jeune femme oublia un instant que le roi de Dinak était son ennemi, et elle eut envie de se jeter dans ses bras. Elle esquissa un mouvement, mais elle tremblait.

"Je crois que je ne saurais pas faire un pas."

Elle eut un sourire contrit, et une lueur d'inquiétude traversa ses yeux bleus. Dan pouvait tout aussi bien profiter de sa faiblesse, mais elle tenait à espérer qu'il ne le ferait pas. Elle disait vrai. Quand elle tenta d'avancer pour enlacer son frère, elle s'écroula. A genoux, devant lui, elle comprit le sens de sa vision. Elle voyait parfaitement Dan, la surplombant de toute sa hauteur. Mais l'épée était à son côté, et pas dressée au-dessus de sa tête.
Vraiment, Alina s'était crue plus forte.

"C'est amusant, tu ne trouves pas? Je pensais être suffisamment robuste pour obéir à Père, et voilà que tu apparais et me désarmes sans même dire un mot menaçant."

Elle ne pleurait pas. Encore un peu et elle sourirait de sa sottise. Elle avait vingt-six ans mais elle avait l'impression de n'être encore qu'une enfant. Elle se souvint avoir joué au roi et à la reine avec Dan, quand ils étaient encore si jeunes.

En cet instant d'intense émotion , le roi de Dinak ne réagit pas. Voir sa soeur si effondrée , cela le blessait. Bien qu'il voulait nier à tout prix , après tout , une enfance passée , une adolescence même , aux côtés de sa soeur , cela crée des liens forts , que l'on ne peut couper.
Néanmoins , considérant les circonstances actuelles , tout cela semblait plutôt tourner au mélodrame. Le Roi de Dinak , ancien prince d'Alsaria , avec sa soeur , la Reine d'Alsaria , ancienne princesse d'Alsaria. Tous deux entrenant une relation si spéciale , déchirée par la trahison.
Il regardit sa soeur , elle semblait vouloir l'enlacer elle aussi , néanmoins , elle tremblait ... Puis elle tomba par terre.
Une vision qu'il avait longtemps rêvée , ou plutôt cauchemardée. Sa soeur , à genoux devant lui , et lui tenant son épée au dessus de sa tête , s'apprêtant à donner le coup final , celui qui finirait toute cette histoire. Oui , c'est bel et bien une histoire dramatique entraînant deux enfants liés par l'amour fraternel , un amour extrêmement fort et puissant , mais qui se virent obligés de prendre les armes l'un contre l'autre.
Il se surprit à penser , l'espace d'un seul instant , un très court instant , à prendre son épée et à l'abattre sur sa soeur , dégoûté à la seule pensée de ceci , il se reprit. Comment pourrait-il tuer sa soeur de ses propres mains ? Il ne pourra jamais ... C'était sa soeur , et elle l'est toujours , peu importe les circonstances , elle reste sa soeur qu'il a tant chérie durant son enfance aussi bien que durant son adolescence.
Il fut ramené à la réalité par des mots prononcés de la bouche de sa soeur qui lui étaient revenus en tête. Elle ne trouvait pas la force de faire un seul pas en sa direction. Au vu de ses cernes , le roi de Dinak pouvait aisément constater qu'Alina était à bout de souffle , son poste de Reine l'épuisait énormément , elle en faisait trop ... Il fixa sa soeur , cette fois , il n'avait pas un regard froid , glacial , indifférent. Mais bien un regard fraternel , un regard de frère à soeur , un regard chaleureux. Celle-ci afficha un sourire , le Seigneur Azyrith se retrouva désemparé face à ce sourire , ce sourire qu'il aurait voulu voir depuis tant d'années.
Il se sentit soudain heureux , depuis combien de temps n'avait-il pas éprouvé cette sensation ?
Ses membres bougèrent tout seuls. Il se précipita vers sa soeur et s'agenouilla puis il la prit dans ses bras , posant son menton sur l'épaule d'Alina.

" C'est assez amusant , oui. De plus , je pensais qu'en me voyant , tu aurais crié aux gardes. Je suis heureux que tu n'en aies rien fait , Alina. "

Il resta là un long moment , sa soeur dans ses bras , cette chaleur qu'il avait tant convoitée depuis tant d'années. Il a enfin pu serrer Alina dans ses bras , cela faisait tellement longtemps , il se sentait comme retransporté à l'époque où ils vivaient encore tous deux dans la même demeure royale , sans conflits , sans rien , juste eux deux , s'amusant entre eux , rigolant à tout bout de champ.

" Je ne sais pas ce que tu penses actuellement de ma personne mais ... Je t'aime toujours , Alina , que nous soyons opposés ou non , tu restes la personne la plus importante pour moi en ce monde. Seulement ... ce n'est pas aussi facile. "

Il serra sa soeur de plus belle. Comme si il voulait s'assurer qu'elle était bel et bien là , se tenant devant lui , dans ses bras. Il ne voulait plus la laisser partir , mais tôt ou tard , il le devra.

Le sol était froid, malgré le riche tapis qui recouvrait la pierre. Les genoux d'Alina avaient glissés sur le tissu, et sans doute étaient-ils maintenant rougis à cause du choc. C'est que la jeune femme n'avait pas glissé délicatement lors de sa chute; ses muscles avaient bel et bien faillis à leur tâche. La reine avait levé la tête quand elle s'était adressée à son frère, mais elle la baissa rapidement, son sourire s'effaçant. Elle ne savait pas trop à quoi s'attendre, et elle se demandait si Dan avait jamais partagé sa pensée. Avait-il envisagé de la tuer? Y avait-il vraiment songé? Elle doutait que cela fut le cas.
Mais, alors qu'elle ne s'y attendait absolument pas, elle sentit la présence de son frère, soudain beaucoup plus proche. Il la prit dans ses bras et elle sentit qu'il posait son menton sur son épaule. Elle redressa la tête et ouvrit grands ses yeux, choquée. Mais pas choquée comme s'il avait osé lui faire un affront. Plutôt choquée parce qu'elle n'imaginait pas qu'elle reverrait un jour son frère se comporter comme autrefois. Elle étouffa un hoquet, mais aucune larme ne coula. Elle s'était promis, bien longtemps auparavant, de ne plus pleurer pour Dan.
Il était étonné qu'elle n'ait pas appelé les gardes. A la mention des soldats, elle s'aperçut qu'il n'y en avait pas devant la porte de ses appartements, quand elle était entrée. Elle avait remarqué que son frère les avait neutralisé, mais elle n'avait même pas fait le lien avec la sensation d'inconfort qu'elle avait éprouvée en arrivant ici. Secouée par ses paroles, elle souffla;

"Pourquoi aurais-je appelé des gardes? As-tu réellement pensé que je renierais mon frère et que je perdrais l'occasion de lui parler?"

Il était vrai qu'ils n'avaient jamais pu aborder aucun sujet, puisqu'il avait fui Alsaria et s'était déclaré un an plus tard, sans avoir pris la peine de discuter avec elle. Elle lui en voulait terriblement pour ça, mais elle évita d'en parler trop vite. Elle avait trop besoin d'avoir l'impression qu'il la protégeait à l'instant, comme il le faisait bien avant. A son tour, elle passa ses bras autour de lui pour le serrer contre elle. Il avait une odeur de poussière, sans doute due au temps qu'il avait mis pour voyager jusqu'ici. C'était trop étrange de pouvoir le sentir et le toucher. Pourquoi avait-il tant attendu? Une idée lui traversa l'esprit. Il s'était décidé à agir définitivement. Voilà pourquoi. Dans les bras l'un de l'autre, il ne put voir l'expression d'Alina.
Elle fut coupée dans ses réflexions, serrée un peu plus fort par Dan et soumise à une déclaration qu'elle n'attendait pas. Cette fois, les larmes étaient proches. Mais elle les ravala.

"Ce que je pense? Tu as de drôles de pensées. Que veux-tu que je pense de l'homme qui m'a le plus fait souffrir?"

Elle recula légèrement, afin de pouvoir le regarder dans les yeux.

"Si tu me demandais ce que je pense de celui que l'on me décrit depuis des années, je dirais que cet homme est mon plus grand ennemi et mon plus grand malheur. Il a réfuté mon droit de gouverner, a craché au visage de mon père, menacé mon royaume et il s'apprête à me le dérober."

Ces mots avaient été durs à prononcer, ils lui rappelaient étrangement la fois où elle s'était exprimée devant son père lors du couronnement. Mais elle réussit à s'adoucir quand elle poursuivit.

"Mais si tu veux savoir ce que je pense de l'homme qui est face à moi, je dirais que je l'aime plus que tout au monde. Il est ma seule famille, et j'ai mal quand je pense au choix qui l'a conduit à me laisser, je comprends l'acte horrible qu'il a fait envers le roi d'Alsaria et je peux même comprendre ce qu'il voit de bien en de simples renégats. Il sait être juste et voir les qualités des gens, mais il s'est laissé aveugler par la couleur de la rancoeur."

Alina perdit à nouveau le sourire qu'elle avait su lui adresser et le serra à nouveau dans ses bras. Elle tremblait toujours mais avait retrouvé la force de parler.

"Je me moque de ce que disent les autres. Tu es mon frère. Ce que je ne comprends pas, c'est ce qui t'a poussé à ne pas me dire adieu."

Il serait étonné, probablement, qu'elle ne lui en veuille pas d'avoir clamé qu'elle était trop frêle pour gouverner. Qu'elle ne lui tienne pas rigueur d'avoir attaqué Alsaria et par conséquent, d'avoir entaché son honneur de reine.

Serrant toujours sa soeur dans ses bras. Chaque seconde qui défilait était comme une seconde qu'il se devait de rattraper de toute cette absence loin de sa soeur.
Tout ce qu'il souhaitait maintenant , c'était que les conflits arrêtent , que le temps soit figé , sans rien ni personne pour s'interposer , il voulait rester avec Alina pour l'éternité. Combien de fois avait-il rêvé du moment où il pourrait enfin enlaçer sa soeur ? Lorsque Dan lui avait dit qu'il pensait qu'Alina aurait appellé les gardes , celle-ci avait répliqué en disant que cela aurait été une occasion manquée de lui parler. Ces mots apparurent comme du baume que l'on a apposé sur son coeur délicatement. Mais sa soeur lui balanca rapidement des mots durs à la figure , l'injuriant , chaque mot prononçé lui semblait comme si on lui poignardait le coeur , mais elle avait le droit , oui , elle avait le droit de parler ainsi. Après tout , il était la seule cause de leur malheur , s'il avait bien réagi face à la décision de leur défunt père , s'il était resté aux côtés d'Alina , tout cela n'aurait eu lieu. Mais sa soeur prononca bien vite des mots qui le calme rapidement , le remettant à l'aise , des mots qu'il voulait tant entendre depuis si longtemps. Alina comprenait donc les raisons de son entêtement dans sa révolte , cela le réconfortait , elle lui pardonnait tout , sauf de ne pas lui avoir dit adieu ...

" Ce qui m'a poussé à ne pas te dire adieu ... C'est justement le fait que si je te le disais , cela aurait montré que je n'ai plus aucun lien envers toi , que je ne t'aime plus , hors , cela est faux. Et si je t'avais dit au revoir , tu aurais sans doute vécu dans la terreur de me revoir ... Bien que ce ne soit pas actuellement le cas ... Partir sans rien dire fut la meilleure solution , car si j'étais resté pour te dire au revoir , je ne serai pas parti , je savais que tes larmes , nos larmes me retiendraient au royaume. Je ne voulais pas te voir pleurer. "

Il serra une dernière fois Alina puis se leva , forçant sa soeur à se relever. Ses yeux se perdirent dans l'obscurité de la pièce , mais une lueur blanche retint son attention , la lettre ... Il s'éloigna lentement du lit en direction du bureau , et toujours de dos ,il parla à voix basse mais assez haute pour que ses mots puissent être entendus par sa soeur.

" J'ai fait des choses horribles , Alina. Des choses si affreuses que tu n'oserais même pas imaginer , des choses impardonnables. Je ne pourrais plus jamais revenir en arrière , même si je le voulais. Nous avons grandi , chacun de notre côté , si longtemps loin de l'autre , mais cette distance a forgé ce que nous sommes aujourd'hui , nous sommes bien plus forts qu'avant. Tu es encore plus ravissante que dans mes souvenirs. "

Le roi de Dinak soupira.

" Ce jour-là ... Quand j'ai dit que le choix de Père mènerait le royaume à sa perte , je ne te visais pas toi en particulier ... C'est juste que j'accusais Père de faire ce choix trop vite , je voulais encore rester avec toi , à m'amuser en ta présence , et avec Père à nos côtés. Je voulais que ça dure.
Hélas , Père est à présent mort , et je regrette de lui avoir craché au visage. J'aurais voulu à ce moment là le serrer de toutes mes forces dans mes bras , mais tout ce que j'ai trouvé de mieux à faire , c'était de lui cracher à la face ... Vraiment , j'étais vraiment un enfant.
Tu te rappelles ? Lorsque nous étions enfants , lorsque je faisais une bêtise , c'était toi qui prenait , et quand c'était toi qui en faisait , c'était moi qui prenait.
On était tout le temps là l'un pour l'autre.

Il marqua un long moment de silence avant de reprendre.

" A présent les temps ont changé , nous avons changé. Tu es devenue forte , tu as prouvé que tu pouvais être Reine , mais ces cernes que je vois là sont signe de la véracité de mes paroles. Tu ne peux diriger un royaume seule , les conseillers que tu as actuellement , je suppose que ce sont les mêmes qu'à l'époque de Père , ces mêmes conseillers barbants et ennuyeux et qui ne sont d'aucune aide. Quoiqu'il en soit , il est trop tard pour faire marche arrière , tôt ou tard , l'un de nous tombera , notre chute sera bénéfique à l'autre , mais tout aussi douleureuse. J'espère seulement que ce moment n'arrivera jamais. Mais nous savons tout les deux que c'est inévitable , n'est-ce pas Alina ?"

Il se retourna pour contempler sa soeur.

" Par ailleurs , as-tu trouvé un mari ? Enfin , un vrai mari ? Pas un de ceux que tes conseillers veulent te forçer à épouser pour reforger le nom des Azyrith , mais un vrai , un que tu aimes et qui ne t'aimes pas que pour ton argent et ton pouvoir ? "

Il fixa sa soeur , droit dans les yeux. Ses yeux sont restés aussi bleus qu'auparavant. Elle est devenue bien plus belle qu'à l'époque , Dan se demandait comment avait-elle pu s'épanouir dans toute cette tristesse des dernières années ... Ces années passées loin d'elle , sans aucune nouvelle.

Alina écouta avec une intense concentration, n'osant pas détourner les yeux de ceux de Dan. Elle avait enfin l'occasion d'obtenir des réponses, d'avoir les explications qu'elle attendait, et redoutait, depuis des années. Il lui disait que s'il l'avait laissée sans se retourner, c'était pour ne pas voir ses larmes. Avait-il une petite, une minuscule idée des litres qu'elle avait pu verser? Et lui-même avait-il eu la faiblesse de pleurer? Elle ne pouvait se représenter le beau jeune homme se mettre à pleurer alors qu'il projetait de reprendre le royaume par la force. Mais elle pouvait maintenant imaginer combien il avait souffert, qu'elle n'avait pas été la seule. Elle ne croyait pas cependant qu'elle aurait vécu dans la terreur de le revoir s'il lui avait fait ses adieux. Elle aurait plutôt essayé de se défaire de l'image de son frère et aurait peut-être travaillé à la reconstruction de son royaume bien plus tôt. Mais ce n'étaient que des suppositions.
Il se tut et l'aida à se relever. Bouger permit à la reine de reprendre ses esprits. Elle avait trop tendance à se perdre dans ses pensées, alors qu'elle aurait dû profiter de chaque seconde qui s'écoulait. Elle observa le roi de Dinak qui se faisait hâpé par l'attraction pâle de la lettre restée sur le lit. Il l'avait lue. Est-ce que cela l'avait aidé à s'exprimer? Il la cueillit et alla jusqu'au bureau. Alina se demanda s'il emmènerait la lettre avec lui.
Il commença à lui expliquer, sans qu'elle eût besoin de lui poser des questions. Cela avait été comme ça aussi, quand ils étaient plus jeunes. L'un parlait sans que l'autre l'y contraigne. Il avait fait des choses affreuses? Elle le savait. Des choses impardonnables? Oh, elle le savait parfaitement aussi. Et ils avaient grandi, c'était vrai. Ils s'étaient renforcés et avaient mûri. Il lui dit qu'elle était ravissante, elle pensa qu'il était magnifique. Mais elle pensa aussi qu'il était effrayant dans sa splendeur.
Il soupira, et elle aurait aimé le réconforter, mais il continua de parler.
Il lui dit ce qu'il avait ressenti le fameux jour, ce qu'il aurait préféré faire. Il était de dos, il ne vit donc pas la larme qui coula enfin le long de la joue de la jeune femme. Elle aurait tant aimé ne pas être de sang royal. Pourquoi n'étaient-ils pas nés dans une famille simple, où leur bonheur ne se serait pas compté sur le pouvoir?
Un long silence emplit la pièce, aussi assourdissant que le tonnerre par une chaude nuit d'été. La tête d'Alina aurait pu vibrer tant l'air était sous tension. Il poursuivit, lui dit qu'elle était forte et remarqua finalement qu'il avait eu raison. Avait-elle jamais démenti ses affirmations? Elle aussi aurait aimé que le temps s'arrête à l'enfance, et même à l'adolescence, tant qu'elle pouvait profiter de son bonheur. Si leur père était mort deux ans plus tard, rien de tout cela ne serait arrivé.
Et, enfin, il aborda le véritable noeud de l'affaire. L'un des eux tomberait, tôt ou tard. Mais leur mort était-elle nécessairement la solution? Etait-ce vraiment inéluctable?
Encore une fois, elle l'aurait interrompu. Mais il semblait décidé à en finir. Et là, il lui parla de la chose qui la déprimait le plus depuis deux ans. Le mariage. Les enfants. La difficulté de régner seule. Il s'était retourné et l'observait.

"Tu me demandes si j'ai trouvé un époux?" Elle eut un sourire désabusé. "Vois-tu, les hommes que je connais ne m'ont apporté que de la peine. Je ne dis pas que je voudrais être heureuse alors que d'autres ne le sont pas. Je veux dire que je sais de quoi sont capables les hommes. Tous des nobles vaniteux et profiteurs, aucun digne de confiance..."

Elle s'arrêta en réalisant que Dan se sentirait inclus. Mais elle ne corrigea pas sa tournure de phrase pour l'apaiser. Il savait qu'elle lui avait pardonné, du moins elle le souhaitait de tout son coeur.

"Nous avons grandi, et vieilli. Je ne fais que pleurer le jour où l'un de nous tombera. Je ne souhaite pas plus ta mort que celle d'Alsaria, et je dois pourtant tenir la promesse faite à Père. Ce qui veut dire que je dois t'empêcher de prendre le royaume. Ne me crois pas naïve, je sais que tu es prêt. J'aurais aimé trouver une solution qui arrangerait tout le monde. Mais tu ne t'arrêteras pas là, n'est-ce pas?"

Ce n'était pas une question. Elle avança vers lui, mais ne le toucha pas. Elle avait peur de le blesser dans ses paroles.

"Une chose néanmoins est certaine. Tu seras toujours mon frère. S'il devait arriver que ma mort ramène la paix sur Alsaria, je serais prête à me sacrifier. Mais pas tant qu'il subsiste l'espoir que tout s'arrange. Car j'ai le fol espoir qu'un jour viendra où nous pourrons nous entendre sans briser nos propres voeux."

Cette dernière phrase, elle la croyait fondée. Elle-même était contrainte de servir son royaume, et Dan devait satisfaire la soif de ses guerriers. Il perdrait tout ce qu'il avait amassé s'il décevait ses troupes.

Le roi de Dinak écouta avec attention chaque parole , chaque mot que sa soeur lui disait. Il se rendit compte qu'ils avaient bien grandi , peut-être beaucoup trop , les épreuves qu'ils ont traversées pourraient anéantir à jamais le moral , l'envie de vivre d'un être humain , mais Dan et Alina ont su surmonter ces obstacles et affronter la réalité. " Réussir à s'entendre sans briser leurs voeux " , cela sonnait comme une douce musique , comme une porte de sortie de cet enfer cauchemardesque qu'est la vie , hélas , cette porte était hors d'atteinte , peu importe les efforts employés dans la tâche , la porte ne fera que s'éloigner d'eux.

" Sans briser nos propres voeux ... Vois-tu , ton voeu est de tout faire pour maintenir cette couronne que tu as sur la tête , le voeu que j'ai fait moi envers mes troupes , c'est de reprendre cette couronne , qu'il faille couper le support de cette couronne ou non ... "

Le Seigneur Azyrith se rendit ainsi compte qu'il avait employé des mots trop durs , plus durs qu'il n'aurait voulu , de plus il y avait ajouté un ton glacial , tranchant.

" Désolé. " dit-il , esquivant le regard de sa soeur.

Il s'approcha de la fenêtre de la chambre et l'ouvrit , le tumulte de la ville entrant ainsi dans la chambre , un léger vent frais venant rajouter à l'atmosphère déjà statique un froid dont ils s'en seraient bien passés.

" La ville n'a pas changée , la nouvelle génération reprendra dans de longues années le flambeau des anciennes générations. Nous , l'ancienne génération , nous nous battrons sans relâche dans un futur proche , et la nouvelle génération prendra la relève à la fin de cette discorde.
La guerre arrive à grands pas , Alina , mes hommes clament le sang de leurs ennemis , ils veulent la guerre pour nourrir leurs armes assoifées de chair ensanglantée. Mes hommes , ils ont perdu leur raison de vivre , tout comme moi , il fut un temps , je les comprends , ils me comprennent et m'ont accepté , et voilà où nous en sommes aujourdh'ui. "

Il ferma la fenêtre et revint aux côtés de sa soeur , devant elle.

" Autrefois liés comme jamais , un frère et une soeur se voient être l'un pour l'autre son pire ennemi , la dernière étape de leur long acheminement jusqu'à la victoire. C'est amusant , non ? Peut-être que plus tard , notre histoire sera connue de tous , que ce soit dans une centaine d'années ou demain. Ils parleront d'un déchirement familial , trois royaumes ... "

Il reprit un air sérieux , plongeant son regard dans les yeux d'Alina.

" Bientôt , la grande puissance militaire de Dinak se mettra en marche , les préparatifs sont presque déjà en place , qu'ils soient perturbés ou non , cela ne gênera en rien notre avancée future et viendra le jour final , j'espère seulement que celui qui tombera au combat ne sera pas toi ... Ni l'un de nous deux , mais tu sais très bien que c'est inéluctable. Je ne vais pas tourner autour du pot , tout ce que nous avons à faire , c'est nous défendre , contre-attaquer jusqu'au jour fatal. Les Mercenaires entreront en jeu , Alina. Ils sont l'un des élements majeurs de mon plan. Nous devons tous deux nous concentrer sur notre objectif principal : tomber le roi ennemi. "

Sur ces dures paroles , le roi de Dinak se dirigea vers le bureau de sa soeur et y prit la lettre qu'il avait lue avant que sa soeur ne fasse irruption dans sa chambre.

" Je te prends cette lettre , pour pouvoir avoir un objet me rattachant à toi. Je t'enverrai de temps en temps un pigeon messager , tu sais , ces oiseaux qui portent des parchemins enfouis dans un tube qu'ils portent avec leurs serres , cela te rappelle des souvenirs , hein ? "

Le roi de Dinak se dirigea vers la porte et posa sa main sur la poignée , s'apprêtant à la tourner.

Sujet: Re: Une visite surprenante Jeu 1 Jan 2009 - 19:27

La jeune femme lisait sur le visage de son frère tout le pessimisme qui l'habitait. Elle aussi était emprunte de ce sentiment; elle était intimement persuadée que le mal n'avait pas encore été fait mais qu'il allait seulement s'abattre sur eux. Il s'annonçait, plus noir que ce qu'ils avaient connu jusque là, et elle ne pouvait rien faire d'autre qu'attendre depuis son palais. Elle n'avait pas la chance d'être une guerrière, et de pouvoir ainsi s'assurer de défendre ses idéaux par des actes concrets. Elle devait se contenter de la théorie, et oublier la pratique, qui lui était hors d'atteinte. En fait, sa position était pratiquement désespérée. Soit son frère la tuerait, lui-même ou pas, soit il serait tué au combat. Quoiqu'il en soit, la reine savait que son armée ne renoncerait pas, même si elle serait affectée par la mort de son commandant. Il pouvait aussi arriver que les mercenaires interviennent dans l'affaire, qui avait clairement tourné à une guerre ouverte. Personne ne pouvait savoir s'ils choisiraient d'occire le fauteur de troubles ou la reine légitime. Après tout, leur organisation ne tenait plus que du mythe.
C'est pourquoi l'espoir insensé semblait si naïf aux yeux de Dan. Il ne voyait pas ce qui pourrait leur permettre de vivre avec leurs voeux. Elle-même se savait sotte d'avoir dit une chose pareille. Pourtant elle l'avait prononcée, cette phrase qu'elle rêvait être réalisable. En lui faisant remarquer cette erreur de jugement, son frère avait employé un ton froid et mordant. Le même ton qu'il avait utilisé le jour où il avait haï son père, tressaillit la reine. Elle ne chercha pas à le contre-dire ou à l'admonester sur son comportement. Il n'était que fataliste.
Lorsqu'il ouvrit la fenêtre, Alina eut un frisson. Le vent du dehors était piquant, et plus encore que l'atmosphère lourde de la pièce, il l'étouffa. Les bruits de la ville semblaient grotesques, comme ils troublaient la conversation qui avait lieu dans la chambre royale. En posant son regard sur la fenêtre archaïque, elle se demanda pourquoi elle avait changé de chambre. Pourquoi avoir pris celle de son père au lieu de garder la sienne, plus confortable et aménagée pour une jeune fille plutôt que pour un roi? Elle le savait, mais Dan devait se le demander. Dormir dans une pièce qui lui rappelait des temps heureux n'avait plus été possible dès qu'elle avait été intrônisée au pouvoir. Elle avait adopté ce lit en espérant qu'elle pourrait assimiler ce que signifiait être reine à la place de son père, et cela avait réussi. Elle avait grandi en ne tenant compte que du devoir. Ou en essayant de ne tenir compte que du devoir.

Dan referma la fenêtre, continuant de parler. Ainsi, il considérait qu'ils étaient de l'ancienne génération? Il n'avait peut-être pas tort de parler ainsi. Car quand la guerre serait finie, ce serait à la postérité de s'acquitter des problèmes du royaume. Dan revint face à elle et lui exposa une histoire à laquelle elle-même avait songé quelques minutes plus tôt. Un jour, ils figureraient dans l'Histoire. Que leur fin soit tragique ou pas. De toutes façons, le conte était déjà tragique. On se fichait pas mal de la fin, au bout du compte.
Enfin, la reine soutint le regard dur de son frère, comprenant qu'il lui faisait part de ce qui arriverait dans très peu de temps. Elle avait eu raison, les guerriers dinakiens étaient prêts et réclamaient le sang d'Alsaria. Et il semblait également que Dan ait inclu les mercenaires dans son plan, qui était sans doute à grande échelle. Peut-être avait-il prévu que ce seraient ces hommes qui ôteraient la tête de sa soeur, ne se donnant pas ainsi une trop mauvaise conscience.
Dan prit la lettre, puis se dirigea vers la porte de la chambre. Posant la main sur la poignée, il conclut en lui disant qu'il emploierait parfois des pigeons afin de communiquer. Alina eut un faible sourire. Elle y avait pensé à peine dix secondes avant qu'il n'en parle. Elle avait une petite volière, actuellement décimée par l'usage qu'en faisaient ses généraux, mais elle saurait bien se servir de l'un ou l'autre volatile, quand le besoin s'en ferait sentir. Elle ne tenait pas à ce que Dan découvre les autres lettres, mais si elle en éprouvait un jour l'impérative nécessité, elle se servirait de ce moyen de communication.

"Ca me rappelle beaucoup de souvenirs. Alors, je n'argumenterai plus sur notre problème. Je pense que nous savons tous deux ce qu'il y avait à savoir. Simplement, laisse-moi faire un dernier acte en tant que grande soeur: te protéger d'une éventuelle alerte."

A cet instant, comme pour appuyer ses paroles, quelques coups furent frappés à la porte de l'anti-chambre. Alina ouvrit la porte de la chambre, poussa doucement Dan et sortit de la pièce.

"Tu as eu de la chance, mon amie a eu du retard. J'aurais eu plus de mal à te parler si tu avais dû la tuer pour entrer." Elle eut un sourire presque amusé, sincère pour une fois. "Je suppose que tu sauras prendre les passages secrets dès que tu seras dans le couloir, mais je vais distraire mon amie."

Avant de joindre le geste à la parole, Alina approcha de Dan et le serra une dernière fois dans ses bras, plus fort qu'elle n'avait osé le faire auparavant. Elle n'avait plus de larmes, ce qui était mieux si elle ne voulait pas inquiéter Elyonère, mais elle avait le coeur serré à l'idée de perdre de nouveau la présence de celui qui lui avait manqué durant tant d'années. Elle s'accorda trois secondes pour bien se souvenir du visage du roi de Dinak puis consentit à le laisser. Elle murmura trois mots avant d'aller ouvrir la porte, que Dan se soit dissimulé puis qu'elle ait entraîné la jeune servante dans sa chambre : "Tu me manques."
Au présent, parce qu'elle était de nouveau seule.
Entamant la conversation avec Elyonère, elle supposa que son frère était parti. Il avait l'esprit pragmatique et savait se faire plus discret qu'une souris. De son côté, elle tentait de paraître gaie, parlant du festin qui les attendait, elle et sa demoiselle de compagnie.

» Une visite au fief de Menethil (pour Arthas)