Le repos du blessé

Sayole était en train de se faire soigner à l’infirmerie et Ciara s’en retourna vers la salle d’entraînement pour récupérer les affaires de Sayole, et les siennes par la même occasion. Elle prit son temps pour atteindre la salle d’entraînement et y rassembler les affaires.

Au passage, elle se faisait héler par l’un ou l’autre Mercenaire, qui souhaitait l’entretenir de choses d’importance variable. Ciara écouta à moitié, répondant au mieux aux questions posées. Revenait souvent la question de la nomination du nouveau Dominant ainsi que celle des causes de la disparition de tant de Mercenaires ces derniers temps. A chaque fois, Ciara répondait que pour l’instant, même si la décision se faisait pressante, rien n’était sûr quand au futur Dominant. Elle les assura que ce serait un homme, se doutant bien que si elle leur annonçait qu’il pouvait s’agir d’une femme ils seraient prêts à se mutiner plutôt que servir trois femmes. Pour la seconde, elle leur servait un discours semblable. Rien n’était sûr. Du moins, rien n’était sûr concernant les informations qu’eux aussi possédaient.

La Dominante perdit ainsi plusieurs heures à répondre aux demandes des Mercenaires incertains, puis à flâner dans le repaire, ses affaires et celles de Sayole sur les épaules. En premier lieu, elle alla déposer son propre attirail dans sa chambre. Elle les jeta sans autre forme de procès sur son lit tiré à quatre épingles.

Puis elle quitta sa mansarde pour trouver celle de Sayole. Ce qu’elle fit une dizaine de minutes plus tard, après avoir parcouru le mini dédalle de couloirs étroits bordés de portes closes. La porte avait un verrou, ce qui surprit Ciara. Elle toqua à trois reprises, et la réponse ne se fit pas attendre, car on l’invita à entrer.

La chambre était semblable à toutes les autres, aménagée à la propre sauce de Sayole, mais pas plus choquante qu’une autre. Ciara retira le bagage de Sayole de son épaule et le secoua.

-Tes affaires.

Sayole avait enfilé juste un pantalon et son torse était largement bandé. Elle sourit.

-C’est une manie chez toi, ou tu te montres toujours à moitié nu quand je suis dans les parages ?

Ciara posa les armes sur une malle et croisa les bras.

-Ce n’est pas trop grave ? Qu’a dit le médecin concernant cela ?

-De l’eau ça ira. Je ne tiens pas à perdre la tête avec ton sacra. J’ai des choses importantes à régler et je suis sollicitée de toutes parts, s’expliqua Ciara. Je t’ai dit que JE te rapporterai tes affaires, je n’ai pas précisé que quelqu’un d’autre pourrait le faire.

Elle prit le verre que lui tendit Sayole. Mais ne s’assit pas, se contentant de faire quelques pas dans la pièce. Elle eut un rictus lorsqu’il tourna son argument à son avantage et regarda le plafond de pierre. Il y avait très peu d’éléments décoratifs dans la chambre.

-Tu savais pourtant que j’allais venir, du moins qu’on allait te rendre visiter pour te restituer ton paquetage, répliqua t elle. Bon, si ce n’est pas grave, je peux alléger ma conscience, bien que tu aies amplement mérité cette blessure. Oui, je pense que s'il se faisait payer, le médecin pourrait te faire un prix d'ami. Et avec tout l'argent qu'il gagnerait, il serait plus riche que toute l'organisation réunie.

Ciara fixa Sayole, qui avait enfilé une chemise. Le froid le rattrapait il ? Elle constata qu’il venait de sortir du bain, au vu de la serviette laissée à l’abandon près de la baignoire en cuivre encore pleine d’eau. Elle déposa son verre qu’elle avait vidé de moitié.

-Je crois que je vais te laisser… t’habiller et te rendre bien plus décent, dit elle en s’approchant lentement de la porte.

Ciara jeta encore un regard circulaire sur la chambre et la disposition des meubles. Décidément, les Mercenaires ne faisaient pas preuve d'une grande originalité sur la décoration. Certes presque aucun n'avait de temps pour cela.

Sayole était comme tous les autres Mercenaires, il se posait des questions et demandait des réponses. Ciara interrompit son mouvement, et resta plusieurs secondes le dos tourné à lui pendant qu’il parlait. En effet, Ciara n’aimait pas ça. Il tapait dans le mille. La question était compliquée, du moins sa réponse.

Ciara fit volte face brusquement et fit face à Sayole, qui la regardait de tout son sérieux. Si il parlait de ça, c’est qu’il savait comme elle ce que représentait une telle situation. La Mercenaire fixa son regard sur la bannière accrochée au mur. Elle secoua la tête.

-Notre force provient d’ailleurs que la simple force armée. Tous les Mercenaires réunis nous formerions une puissance assez forte pour tenir tête à une armée. Seulement l’intérêt n’est pas là. On souhaite la paix, et non la mort de l’un des camps. C’est assez compliqué… Je ne sais même plus moi-même ce que je dois faire. Ce qu’il conviendrait de faire des Mercenaires. Des recruteurs sont déjà dans tout Tosya à la recherche d’apprentis. Nous sommes dans une impasse, Sayole. Notre situation est assez délicate. Et il nous faut encore régler en plus de ces étranges attaques contre les nôtres les conflits entre les parties du continent.

Elle se laissa tomber sur un coffre et fit une grimace.

-Je ne sais plus quoi faire. Agir serait la meilleure solution, mais tant qu’on n’a aucune certitude sur rien, on ne peut pas faire grand-chose.

Elle ferma les yeux et soupira.

-Peut être que Selana et Hanna ont fait le mauvais choix en me voulant comme Dominante.

La réponse que Ciara entendit était prévisible, surtout venant de Sayole. Au moins c’était une réponse franche, et le Mercenaire ne se privait pas pour déballer à la Dominante ses pensées. Elle ne se sentait pas la force de répliquer une phrase cinglante. Ciara se contenta d’écouter la remarque du Mercenaire.

*Une armée… Non*

Elle s’adossa contre le mur. Une idée imprécise venait de se planter dans son esprit retors.

-Une armée n’est pas la solution je pense. Je connais un peu ce milieu, mais je ne suis pas réellement formée pour la guerre moi non plus. Je dirigeais l’escadron d’élite qui était chargé de missions très privées directement énoncées par le roi. Et j’étais chargée de sa protection. Je ne connais pas beaucoup plus à la guerre que d’autres. C’est sûrement pour cela que je suis perdue.

Ciara laissa Sayole répondre, mais il s’interrompit.

-Je sais. Mais il y en a dont on n’a plus de nouvelles. Je saisis pas ce qu’il se passe.

Il continua de parler et de lui servir le même discours qu’elle aurait pu entendre de n’importe lequel de ses amis, Alys, Schneizel ou même de son apprenti Galaad. Il avait la langue assez bien pendue pour se permettre de dire de telles choses à son maître. Elle eut un sursaut et un regard féroce lorsqu’il osa poser sa main sur sa joue, mais le geste fut bref.

Son idée germa alors dans son esprit, qui devint plus clair. Elle se redressa soudainement, le regard vague puis elle lança un regard éloquent à Sayole.

-Je sais quelle est la cause du problème. Oui, on fonctionne de manière trop archaïque. Ca marchait il y a trois millénaires car Tosya était constitué d’une multitude de petits royaumes sans grande conséquence. Ca marchait jusqu’à il y a dix ans car Ellandy et Alsaria étaient seulement deux royaumes en paix. Mais là, la situation n’est plus la même.

Ciara se campa sur ses jambes, remontée à bloc par cette illumination soudaine.

-En fait, on doit rafraîchir notre système, améliorer ce qui doit être amélioré, changer ce qui n’a plus raison d’être et… Que l’Organisation ait une pensée beaucoup plus moderne.

Ciara soupira, les deux mains posées sur les hanches. Elle arbora le sourire qu’elle réservait pour les victoires.

-Mieux vaut tard que jamais, mais j’espère qu’il ne sera pas trop tard pour que nous changions de cap.

La réaction de Sayole à l’idée de génie de Ciara était une salve d’applaudissements. Elle croisa les bras et fixa Sayole. A le voir, Ciara se doutait qu’il n’avait pas compris grand-chose et qu’il applaudissait pour ne pas la vexer. On aurait dit un enfant ébloui par un tour effectué par un prestidigitateur : le résultat de l’expérience était surprenant sans qu’on en comprenne le fonctionnement.

Ses pensées furent confirmées lorsqu’il lui demanda fatalement quelle était l’idée qui trottait dans sa tête. Ciara sourit.

-Je viens de te le dire : il faut modifier la manière de fonctionner des Mercenaires, changer les états d’esprits. Ne compte pas sur moi pour te donner les détails. Tu sais très bien que je ne me lance jamais dans des explications précises quand je ne le juge pas nécessaire. Et sans vouloir te vexer, je ne juge pas nécessaire de t’en parler plus après. Je dois parler à Schneizel et Alys. On doit mettre ça au point avant de le mettre en pratique.

Ciara pointa un index vers Sayole.

-Je sais que tu parlerais allègrement de mes projets, si tu étais sous l’influence néfaste de ton sacré sacra ! dit elle avec une pointe d’ironie.

Ciara se mit à faire les cent pas dans la chambre. Son esprit bouillonnait d’idées nouvelles. A présent, la Dominante savait à peu près ce qu’elle devait faire. Et elle s’y risquerait coûte que coûte. L’idée de former une armée en bloc ne lui paraissait pas la meilleure solution, car pour – entre autre – la bonne raison que cela était quasiment impossible de former les Mercenaires à l’art de la guerre proprement dite. Il fallait rendre les Mercenaires beaucoup plus efficaces, former des groupes, mettre en place une hiérarchie et des modes d’action… Un travail en plus qui venait s’ajouter à la pile déjà importante.

Ciara leva les yeux en l’air, au vu de la réaction toute enfantine et taquine de son collègue Mercenaire. Une attitude qui l’exaspérait, elle, la Dominante frigide. Elle ne répondit même pas à son attaque toute innocente, et se contenta de lancer un regard navré vers le Mercenaire qui levait les mains comme un voleur pris sur le fait. Il but une nouvelle gorgée de son sacra qui, décidément, commençait à lui monter à la tête.

-Je me passerai bien de tes conseils vaseux, répliqua Ciara toute sarcastique. Ce n’est pas que je n’ai pas du tout confiance en toi, mais il y a bien des choses pour lesquelles je ne te fais pas confiance. Je ne suis jamais mieux servie que par moi-même, et tu vois j’applique ton conseil précédent : je suis mon instinct et ce que mon cœur me dit. Là, il me dit « tais toit devant ce Mercenaire à la descente facile »

Elle lui lança le sourire le plus ironique et satisfait qu’elle possédait. Sayole gardait son air enjoué qui agaçait Ciara. Certes, son rôle était de l’embêter, toujours à traîner dans ses pattes. C’était un bon bougre, loyal et fidèle. C’était pour cela que Ciara l’appréciait tout de même.

-Ces Mercenaires ne penseront rien du tout. Car ils me connaissent un minimum pour savoir que je serai une des dernières personnes à faire ce que tu penses avec n’importe qui.

D’un bond, elle se jeta sur Sayole, le tenant en respect avec une de ses dagues. Lentement, elle baissa sa main et appliqua la pointe de la lame à l’endroit sous la chemise où se trouvait son pansement.

-Si jamais ta langue venait à fourcher et ta bouche à prononcer des paroles mensongères, espère bien que ma vengeance ne sera pas limitée à cette simple égratignure. Et je pourrais bien te priver de ce qui te procure tant de plaisir auprès des femmes.

Elle avait parlé avec un calme mielleux, absolument pas dénué de toute menace, même si elle n’était pas franchement en colère. Car Sayole devait bien savoir que même s’il avait réussi à obtenir de la Dominante sa confiance, il n’en restait pas moins un Mercenaire qui lui devait le respect.

L’air indigné qu’avait adopté Sayole fit sourire Ciara, qui recula avec lenteur, sa dague toujours en main. Lorsqu’elle se releva, elle n’hésita pas à poser franchement sa main sur la blessure du guerrier, dont elle observa la réaction avec jubilation.

-Même tes conseils peuvent être utiles. Même pour une Dominante, ajouta t elle dans un murmure espiègle. Surtout évite de parler de cela. Ou alors ta langue te manquerait autant que tes bourses.

Elle agita la dague quelques secondes avant de la ranger à sa ceinture. La Mercenaire posa ses mains surs les hanches et Sayole de s’élancer et lui murmurer à l’oreille une vérité détournée. Levant les yeux au ciel, Ciara se détourna.

-Ai-je eu un autre choix ? Tu as peut être pris cela pour de l’affection, mais tes sens t’ont trompé. J’ai toujours dit que c’est ce qui perdait les hommes : la bêtise dont ils font preuve à courir après des jupons.

De nouveau, Ciara leva les yeux au ciel, et ajouta à cela un soupire exaspéré. Regardant Sayole dans les yeux, elle lui répondit d’une voix aussi claire que l’avait été son précédent rire :

-Avec toi, avec un homme, on n’est jamais sûr de rien. Et j’espère bien que tu as assez de respect envers moi pour te tenir à l’écart avec tes propositions douteuses. Mais je ne t’en veux pas. C’est ta nature, et tu semble décidé à venir me chercher quand je m’y attends le moins. Je me demande parfois si j’ai eu raison de te venir en aide, par le passé.

Elle plongea son regard d’émeraude dans les yeux clairs du Mercenaires et éclata de rire. Un rire franc et clair, qui ne passait pas souvent la barrière de sa gorge.

Ciara soupira. Son collègue était vraiment décidé à avoir le dernier mot. Elle ne l’aurait jamais, et comme les menaces avec lui ne marchaient que rarement, la Dominante était forcée de laisser courir. Elle secoua la tête.

-Tu es incorrigible, très cher Sayole, dit-elle d’un ton détendu. Là n’était pas la question, mais je t’avoue effectivement que je n’ai jamais reçu de plaintes te concernant. Cela dit, j’ai vu peu de Mercenaires depuis que je suis ici qui n’ont que cela en tête. Après, je me dis peut être que tu aurais besoin d’un peu d’affection… L’Organisation n’est pas un monastère tu sais, rien ne t’empêche d’aller assouvir tes désirs.

Sa voix était douce et moqueuse. Rares étaient les personnes à pouvoir entendre la Dominante parler ainsi. Cela dit, rares aussi étaient ceux qui étaient proches d’elle et à qui elle accordait sa confiance.

-Je te prends au mot, Sayole, lança t elle avec défi. Tu auras la gorge tranchée si je m’aperçois que ta vision est changée de quelque manière que ce soit.

Elle éclata à nouveau de rire. Son regard gris avait de nouveau croisé le regard d’émeraude.

-Si c’est la mort qui me débarrasse de toi, sache bien que je serai attristée de cela. Mais dans le cas contraire… Eh bien j’espère que ce sera celui qui se réalisera. Car je serai contente de garder un bon élément comme toi au sein de l’Organisation.

Après un silence et un nouveau jeu de regards croisés, elle reprit la parole.

-Tu m’excuseras mais je dois y aller. Du travail m’attend.

Elle se dirigea vers la sortie mais s'arrêta à mi-chemin. Sans se tourner, elle ajouta :

-N'espère pas obtenir une information avant que je n'aie jugé bon d'en faire part aus Mercenaires.