Le port de la discorde [PV Hagen]

Akhäb songeait à la vue des blanches colonnes, du pavé éblouissant et de l'âtre immense qui ronflait au bout de la salle. Il songeait à ce jour si particulier, si lointain...

Ymyr la fastueuse, Ymyr la cité aux rubis, Ymyr dont le phare éclaire la Bredanie entière. Astucieux comme jamais, Akhäb avait entrepris d'investir la cité et de la placer sous sa coupe, profitant de l'avidité de l'un de ses héritiers. Coutumier des actes désintéressés et épris de vindicte, le doux Sigrdryrklyrger se devait de réparer l'injustice faite à un garçon dépossédé de son trône. Sans une once d'hésitation, et avec une diligence hors de portée des gens du commun, Akhäb avait assemblé une flotte et, à la tête de son ban, avait gagné la douce cité insulaire. Mais la fourberie était partout, même en les lieux les plus révérés de Bredanie. Là, dans l'immaculée salle du trône, toute de marbre blanc faite, se dressait Hagen Svade, Svadlundlyrger et perfide.

Ô l'infâme ! Il était ruisselant de sang et de sueur mêlés à de la suie : l'hémoglobine noir d'une Ymyr en proie aux flammes. Le maléfique tyran s'était badigeonné le visage du sang de ses victimes, pour assouvir quelque divinité impie, et agitait dans sa bouche d'anthropophage une langue immense et effilée, rouge comme ce rubis qui orne le front de Yarkgnar la baleine noire. Ses yeux flambant d'une étincelle ignoble semblaient jouir à la vue d'un cœur arraché à son propriétaire, mais encore chaud et palpitant dans la main du Svade. Le cœur de l'un des héritiers d'Ymyr. Certes c'était celui de l'usurpateur, mais un spectacle d'une telle barbarie savait raviver les brasiers Colère et Justice en l'âme du bon Akhäb. Alors le Sigrdryrklyrger décocha un « Fils de chienne ! » de bon ton et dégaina.

L'alcide, auréolé d'une juste fureur, défit l'un des sbires Svade et approcha dangereusement son adversaire. Le vigoureux châtelain d'Aïmgaard fit tourbillonner sa lame et l'envoya tout contre Hagen. En un tournemain, la violence avait atteint son paroxysme. Les lames sifflèrent et les corps se tendirent pour survivre à cette épique conflagration. Et le cœur tombait sur le sol marmoréen, anonyme et dégoulinant. « Oncques ne vît plus miserable estoc, gouape ! » cracha Akhäb à l'odieux seigneur d'Ivdrer et de Fijn. Le duel se prolongea quelques minutes durant, ameutant quelques reîtres ébahis devant la dextérité et la force de leurs maîtres. Étourdis, ils ne pensaient plus à se battre et n'avaient d'esprit que pour contempler.

Car il nous faut l'admettre, ces fabuleux guerriers avaient de quoi ébaubir. Les bretteurs virevoltaient et se fendaient de bottes admirables à une vitesse folle. Ils soulevaient à chaque mouvement du sang qui gisait en flaques sur le sol et fendaient l'air sans jamais se fatiguer. Ce combat était celui des dieux, et Svade et Sigrdryrk leurs bras. Leur ardeur martiale était sans doute inspirée par les fantastiques trophées qui couvraient le mur : des basilics, des baleines, des narvals et de multiples autres créatures exhortaient les combattants de leurs yeux ambrés. D'innombrables armes se dressaient farouchement et appelaient au sang ! Des hallebardes en rang d'oignon, des haches, des espadons et des masses dont les esprits avaient alors -peut-être- souvenance des batailles passées et de la témérité de leurs propriétaires.

Les coups de lame redoublaient d'intensité, plus violents qu'une pluie d'orage, et aucun vainqueur ne se distinguait. Alors les paris allaient bon train parmi la foule d'hommes d'armes et de coutiliers. Les couleurs qu'ils portaient n'avaient plus d'importance, puisque la passion du jeu les réunissait sous une même bannière. Ils murmuraient, parfois criaient, alors qu'ils soutenaient l'insoutenable, supportaient les hésitations du destin. Un seul n'avait pas parié, il s'agissait de Guyllaulme d'Ymyr, le protégé d'Akhäb. Après tout, son trône était déjà en jeu, et cela lui suffisait. Il scrutait d'un œil paniqué la vive confrontation qui se déroulait. S'ajoutant à son excitation naturelle, la chaleur de l'âtre -duquel il était fort près- gigantesque de la salle haute le suffoquait.

«
Le glaive au poing, le visage entaché du sang des courtisans et du prince d’Ymyr, Hagen se battait comme dix hommes. Dans la grand-salle de la cité des boutres noirs, le fracas incessant des lames résonnait, s’écrasant sur les murs couverts de ces antédiluviennes créatures aux gueules béantes. Les feintes trompaient, les pointes mordaient, l’estoc grondait dans ce manège sanglant. Les deux diables, la rage au cœur, combattaient dans le silence lugubre de la cité envahie. Ils excellaient tous deux dans l’art perdu du meurtre et leurs yeux, brûlant de quelque flamme sinistre, lançaient des éclairs dans la pièce prise d’assaut. Les coups, terribles, se bousculaient avec une fougue que seule la haine offre à ses enfants, et tout l’univers semblait aller à eux pour se dissoudre au fond des étincelles de l’acier en fusion.

Dehors, le vacarme des cris et des flammes enveloppait la malheureuse cité à cause de ses princes, ces deux frères trop aveuglés par l’avidité et l’orgueil pour comprendre que faire entrer les Sigrdryrk et les Svade dans le jeu dangereux de la succession, c’était faire entrer les loups. Ah ! Ils avaient cru leurs disputes de la plus sombre gravité et ils avaient pensé que les insultes étaient les pires blessures. A présent, dans le brasier d’Ymyr, ils auraient tout donné pour la suavité des injures et la douceur des intrigues familiales. Sur les monceaux de cadavres, où les hommes se battaient encore, où les femmes pleuraient leur mari, leur enfant ou leur père, les corps sans vie semblaient murmurer aux rues pavées de la cité agonisante : paix ! paix à tout prix ! la mort des princes mais la paix.

Bientôt, les vœux de ces hommes déchiquetés par l’acier cruel seraient exaucés. Les princes payaient déjà leur erreur. Genwart, prince d’Ymyr et allié des Svade avait péri, passé au fil de l’épée par le prince Hagen. Il avait dérobé sa cité à Genwart et lui dérobait son cœur lorsque le Sigrdryrklyrger fit irruption dans la grand-salle. Le spectacle était horrible, et le Sigrdryrk tremblait de rage à la vue de pareil carnage. La main d’Hagen n’avait pas chômé : la cour entière de la cité insulaire jonchait le sol de marbre. Sur le trône, le prince trahi poussait ses dernières exhalaisons dans un chaos de borborygmes et de supplications inintelligibles. Le Svade le dominait entièrement, fixant son regard ambré sur celui qui lui avait demandé assistance. Impassible, sourd aux altières suppliques, il semblait être l’avatar de ce lieu marmoréen, l’esclave fidèle des lions de mer et des dragons qui avaient été crucifiés sur les quatre murs de l’immense salle. Seuls les vents qui envahissaient la grand-salle donnaient un semblant de vie à la scène, ébouriffant les cheveux de l’assassin et faisant danser les gazes du palais, comme s’ils célébraient ce dénouement si tragique. Les esprits malévoles étaient en œuvre, cela était sûr. Dans le combat qui opposa les deux seigneurs, nul doute que les vieux monstres du monde offraient un peu de leur folie et de leur force à ces loups que plus rien n’arrêtait. Chaque nouveau coup invoquait ces dieux des profondeurs, chaque mouvement rendait les deux fous plus enragés encore. Leurs jambes ne pensaient qu’à se jeter sur le rival, leurs bras à lui percer les yeux, leurs dents à lui arracher la gorge. »
« Et que s’est-il passé, après. Oh Tonton ! Dis-moi ! »
« Ahah, il est tard, enfant. Tu dois dormir et Tonton doit picoler. Bonne nuitée. »

Le Svade n'en finissait plus de déployer des trésors d'intelligence pour défaire son adversaire : des estocs vicieux, des bottes félonnes et des voltes sournoises à n'en plus finir. Les Svadlundlyrger se battaient donc de la même façon qu'ils régnaient. Akhäb grogna alors qu'il achoppait sur le corps sans vie d'un patricien, enroulé dans une toge à la façon d'Ymyr, elle-même tâchée de sang à la façon d'Ivdrer. Prestement, Akhäb se redressa et put accuser un nouveau coup. Celui-ci était d'une telle puissance qu'il sut faire reculer le granit Sigrdryrk. « Foutrelünd ! » fut la seule chose intelligible qui s'échappa des grommellements de rigueur, car le reste était enfermé dans la barbe inextricable de son auteur.

...Akhäb était alors propre, enfin, autant que pouvait l'être un Bredanien respectueux des traditions et des sages ancêtres. Ses cheveux gras étaient assemblés en deux tresses chargées d'anneaux de cuivre, d'argent ou de bronze, et le chapelet d'or d'Ymyr ruisselait sur sa poitrine. Cette grand-salle de si remarquable apprêt était sienne à présent. Et tout ce qu'il y avait à l'extérieur aussi. Les fines colonnades, les entrepôts dégorgeant de grain, de rubis et des pistoles, la rade altière et le phare immense. La joliesse des pâtures et la sévérité du colosse austral, une audacieuse représentation d'Uhlmer accotée à un Yarkgnar de basalte, dans le front duquel était enchâssé le plus gros rubis jamais taillé par la main de l'homme. A lui. L'âtre aussi, à qui il devait le trône insulaire.

Les paris s'emballaient à mesure que la rixe s'endiablait. La triste cabalette prenait des proportions positivement surhumaines, tant les deux combattants semblaient être échappés d'un autre plan d'existence, un autre monde. Les profondeurs hadales où réside Nyarthlu, la tortue qui pousse les boutres Bredaniens ? Le palais de corail d'Uhlmer et de son trident d'or ? Les bastides noires des tritons enchanteurs ? Qui savait quelle extraction surnaturelle soutenait le bras d'Akhäb et Hagen, dont les lames dansaient à n'en plus finir. A ce moment fiévreux du récit, le premier fit un moulinet incompréhensible et infligea une sévère frayeur au païen d'Ivdrer.

La réplique ne se fit pas attendre, et fut d'une ampleur telle qu'elle fit se replier Akhäb plus proche de Guyllaulme, dernier héritier d'Ymyr. S'épiant l'un l'autre, les deux loups épiaient aussi le jouvenceau. Apeuré qu'il était, il en avait oublié les émanations lucifériennes de la cheminée, la foule des reîtres et même le tranchant des épées. Hagard, pendu aux humeurs du hasard, il ne semblait pas remarquer qu'on se battait à seulement quelques empans de lui. Le loup le plus enragé saisit bien vite l'intérêt d'une telle conjoncture, et il s'escrima pour faire choir cruellement son adversaire. Il ne chercha pas même à exploiter la chute du Svade et se précipita sur son « protégé ».

Le cou enserré dans les griffes d'Akhäb, les pieds à quelques centimètres du sol, l'Ymyrlündlurger ne sut quelle astuce user pour son salut. Il cracha finalement un bien vilain venin, si corrosif qu'il sut faire fondre tous les scrupules du chasseur de baleines « Loubineux fripon, vous voilà voué aux Enfers ! » dit Guyllaulme ; « Vous voilà voué au feu » répondit un Akhäb laconique, peu accoutumé aux inoubliables formules qui donnent tout leur intérêt aux livres d'histoire. Seuls les actes comptaient pour tel Hercule. Aussi projeta-t-il l'ultime héritier dans le brasier, et une odeur infecte gagna la grand-salle entière. Bientôt, ce fut une torche humaine dont la lueur infernale donna une allure nouvelle aux dragons et aux reîtres fous, dont les traits appuyées de rouge semblaient ceux d'efrits hurleurs. Elle tituba au milieu des escrimeurs, criant à n'en plus finir nombre d'ignominies et implorant la vengeance des vingt-trois dieux des mers. Puis cette forme moins qu'humaine se tut et finit de se consumer, sans un geste de plus.

« A vous de trépasser à présent, Svadlundlyrger. »

Le dernier prince d’Ymyr s’était embrasé comme un fétu de seigle, emplissant la salle d’une lumière ocre et d’une odeur âcre. Les monstres d’un autre temps, plus animés que jamais, semblaient aspirer de leur gueule avide les volutes que dégageait Guyllaulme, lequel titubait comme un revenant dans ce palais qui aurait dû être sien. Il tomba bientôt, trébuchant sur le cadavre tiède de son frère dévisagé par le prince des Svade. Ainsi, la cité d’Ymyr était vengée et sa peau blanche et marmoréenne aspirait avec délectation le sang et la suie des malheureux jeunes hommes. L’antique maison et ses velléités avaient été réduites à l’état de cendre sous les attaques conjuguées des Sigrdryrk et des Svade. Triste fin pour cette race illustre, triste chant du cygne pour les grands seigneurs de la cité aux mille galées noires.

Mais revenons à la cinglante déclaration du Sigrdryrklyrger qui fut reçue avec aplomb par Hagen, lequel répliqua d’un laconique « Ah ouais ? », car il lui aussi était peu instruit des apophtegmes et autres saillies qui marquent l’Histoire. Déjà la rixe reprenait, et l’acier épousait l’acier dans une épouvantable cacophonie. Les glaives s’entrechoquaient et les lazzis des reîtres excitaient encore la haine des deux maisons. Les deux princes, fines lames et guerriers acharnés, n’avaient pas pour habitude de faire face à cette hargne. Devant ce public déchaîné qui appelait au sang, ils se sentaient honteux de ne pas arriver à emporter l’avantage sur l’adversaire, continuant à s’infliger les pires bottes sans parvenir à briser la résistance qu’ils s’opposaient mutuellement. Chaque pied perdu était un exploit unique arraché dans des coups de force toujours plus dangereux et bientôt repris par quelque passes d’armes audacieuses. Le rythme de cette danse morbide s’accélérait, tourmenté par le chant irrégulier des coups.

Le prince des Svade, moins ardent que le Hutin, ne tarda pas à fondre et à se laisser imposer le choix des pas. Exténué, il n’arrivait plus à combler l’écart que provoquait la stature prométhéenne du grand diable qu’il s’était mis en tête de tuer. Toujours plus rapide que l’oriental, il ne montrait plus le même allant ni la même agilité à esquiver les violents coups d’estoc qu’on lui portait. Alors empli d’une colère glaciale, son sang se laissait empoisonner par une torpeur qui lui sera fatale. La peau de cet être de glace semblait à son tour suinter, ses muscles, durs comme la pierre, commençaient à s’amollir sous l’effet de la chaleur. La haine qui lui brûlait le cœur avait envahi tout son corps. Bientôt, l’alcide d’Aîmgaard, d’un habile et puissant moulinet, le désarma. L’épée, sous le choc de l’attaque, se brisa, tombant à terre en mille miettes de fer.