Un nouvel Archiduc

Ses pas résonnaient dans le palais. L'aube ne s'était pas encore levée, ou fût-ce le crépuscule qui s'apprêtait à tomber. Ses pas résonnaient dans le palais, car il marchait d'un pas pressé, le talon de ses chausses claquant frénétiquement la pierre du grand couloir, plus vide qu'il n'était de coutume qu'il le soit. Le ciel s'était teinté de lueurs orangées, le mauve tendant vers le bleu, le rouge vers le doré et le doré vers l'orange. Ces rayons d'arcs-en-ciel pénétraient par les arcades et allaient peindre les murs hauts et froids de leurs chaudes couleurs. Mais même si entre chaque colonne une fresque impressionnante était peinte de la main des Déités, il demeurait pressé et son esprit n'était guère à la contemplation de ce chef d'œuvre de la nature. Ses pas résonnaient dans le palais, leur écho allant se loger au creux des voûtes. Des parchemins cachetés étaient glissés sous son bras gauche. La ville dormait encore, la cour tout autant, mais il se devait d'aller promptement. Il déambulait, passait de corridors en escaliers, de tours en souterrains, de salons en halls et de halls en salons.
Soudain, à ses pas vinrent s'ajouter ceux d'un timide inconnu. En entendant leur écho, Erestor stoppa sa course effrénée. Il semblait que ce n'était guère un noble, car Erestor n'entendait le bruit typique des chausses à talons que portait l'aristocratie en ces temps.
Se tournant alors, Erestor aperçut cet inconnu, mais ne le reconnu point. L'homme était haletant, sa livrée noire couverte de poussière, ses chausses de cuir de boue.
L'inconnu boitait, et peinait à rejoindre le Duc. Erestor se hâta donc vers lui, ne voyant aucune menace en un tel estropié. S'approchant de lui il déclara:

"N'avance point estropié ou ta jambe t'en tomberait sûrement.
Comment as-tu donc pu pénétrer mon Palais en telle tenue. Rares sont les gueux de ton rang à venir en ma demeure, et encore moins attifés comme de simples paysans venant de labourer leur champ.
N'as-tu donc jamais appris les bases de la civilité? D'autres t'auraient bonnement éconduit de leur demeure en te voyant présenté ainsi.
Et à présent, parle donc. Quel message portes-tu jusque mes portes en ces heures matinales?"

Le messager se contenta de donner la lettre à Erestor et partir en hâte, plus honteux que lorsqu'il arriva.
Le voyant repartir, Erestor lâcha un long et lent soupir avant d'ouvrir la lettre, cachetée du Sceau d'Ibadric.
La lettre disait:

Salut à toi, Erestor de Sybrondil !

Je suis fort aise de la richesse et de la prospérité du duché de Sybrondil. C'est en grande partie grâce à des vassaux si puissants que l'économie du royaume d'Ellandy est si forte. Et le roi sait récompenser ses seigneurs lorsque ceux-ci sont loyaux. C'est pour cela que Dame Loränys et moi même avont décidés de promouvoir le duc Erestor de Sybrondil au très honorifique rang d'archiducs. Ledit duc est donc convié au palais royal de Shyamal dans les plus brefs délais et la date de la cérémonie sera fixée le lendemain de son arrivée.

Puissiez vous faire bonne route.

Ibadric Joysword, Roi d'Ellandy.

Bien qu'heureux, Erestor restait de marbre. Il referma la lettre puis, se rendit avec le même pas pressé jusque le Grand Hall, où il croisa alors l'homme qui lui faisait office de Chambellan.
S'arrêtant dans sa marche il dit d'une voix grave:

"Prépare moi une voiture pour le Midi et accompagnes moi jusque Shyamal. Le Roi souhaite me voir en personne, je ne peux le faire attendre plus longtemps. Prépare mes bagages et les tiens, notre voyage sera court mais notre séjour long. Allez, va en hâte!"

Erestor continua alors sa course vers ses appartements. Le temps était venu pour lui de vêtir une de ses plus belles tenues. Mais laquelle? Sa coquetterie était telle que ses garde-robes et armoires, ses coffres et placards, débordaient de pourpoints et de culottes, de chausses et de chapeaux hauts en couleurs.
D'organdi ou de soie, de velours ou de satin, de gaze ou d'organza, tous les tissus qui existaient en Toysa semblaient être réunis en un même lieu.
Afin de respecter ses armes et sa personnalité, il revêtit alors une tenue de soie pourpre. Ses chausses à boucles étaient d'or, son chapeau de feutre garni de plumes écarlates. Son pourpoint était brodé d'or, tout comme sa culotte.
De tous les Ducs de Sybrondil il était le plus majestueux de tous. Une image non ternie de la splendeur des Rois de Jadis.
Il se saisit d'une baguette d'ivoire, aussi longue et fine que ne l'était une canne, et son pommeau fut d'or façonné. Alors que sur le parvis l'on avait déposé les malles du Duc pour son séjour à la Capitale, l'on attendait toujours le fiacre. Le Soleil attint son zénith, les clochers sonnèrent le midi, mais la voiture était toujours manquante.
Aldar était aux côtés d'Erestor. Il était son digne chambellan, son valet le plus proche et le plus élégant. Il était aussi digne que ses parents ne le furent et presqu'aussi estimable que certains Ducs de Sybrondil.
C'est pour cela qu'il était proche d'Erestor, qu'il lui servait de messager, de valet, de conseiller.
Cela faisait trois longues heures qu'Erestor et Aldar attendaient. Trois longues heures qu'ils étaient restés dans le Hall dans l'espoir de voir le fiacre. En effet, depuis quelques temps toutes les voitures ducales avaient été envoyées dans les ateliers afin qu'ils soient repeints, réhabilités. Qu'ils soient plus confortables et plus aptes à rouler sur les routes empierrées.

Il arriva finalement, à 15h30.
En réalité, ce fut une berline, dont les panneaux d'un blanc d'ivoire reflétaient un coin du paysage alentour. Les éclairs vifs d'argent que jetaient les roues s'étaient figés sur les réchampis jaune d'or de la voiture.
Et devant, le cocher et le valet de pied avec leur livrée d'andrinople, leurs culottes couleur mastic et leur gilet rayé pourpre et noir se tenaient raides, graves et patients telles deux statues de marbre.
Quant aux chevaux, un magnifique attelage zain, ils soufflaient d'impatience et de fatigue. "Enfin" soupira Erestor. Les malles furent chargées à l'arrière puis Erestor prit place dans la voiture en compagnie d'Aldar.
La route serait longue. Il fallait rejoindre Shyamal, mais il semblait que déjà le Soleil allait passer les confins du Couchant. Le temps allait manquer. Malgré la Route Ducale, reliant Sybrondil à Shyamal, le voyage serait long. Bien que les chevaux soient reposés et pleins de vie, la berline était lourde et cela atténuait grandement la vigueur de l'attelage.
Le cocher fit alors claquer son fouet d'un noir laqué et la berline fut immédiatement emportée hors de l'enceinte de la Cité. Avant même que le dernier coup sonnant la Cinquième Heure de l'après midi n'eut retentit, la calèche était déjà loin dans les landes de Sybrondil.
Alors qu'Aldar allait parler, Erestor le coupa sèchement, et s'endormit. Un attelage lancé à vive allure sur les routes de campagne, unique témoin de la vie en des terres désertes.
Déjà l'Astre Flamboyant passa le Couchant et fut remplacé par la pâle Lune. Ses rayons argentés allaient se refléter sur les panneaux de la Berline et sa douce et froide lumière enveloppait le carrosse qui cheminait alors dans un halo blanchâtre, forme spectrale avançant sur un chemin de brume.
Le voyage durera plus de quinze heures, le cocher s'arrêtant aux relais et aux auberges. La pluie tomba bruyamment lors de la nuit mais cela n'empêcha point la calèche ducale d'atteindre son but dès le matin.
La berline se stoppa devant le palais, et Aldar ouvrit la porte à son maître le Duc. En cet instant, l'aube douce élevait ses rayons angéliques parmi le firmament d'étoiles étincelantes. A l'Orient les couleurs des cieux étaient aussi changeantes que les reflets d'un habit de moire.
Erestor ôta sa longue veste de feutre noire. Il se laissa alors découvrir dans toute sa splendeur. Son visage resplendissait d'une douce lueur angélique sous l'aurore boréale. Ses traits fins et ses habits écarlates. Les fines boucles dorées de sa chevelure contrastaient avec le rouge vif des plumes de son chapeau. Il était un chef d'œuvre vivant. Nul n'aurait osé le toucher de peur d'en ternir la beauté. C'est alors qu'accompagné de son Chambellan en livrée d'andrinople lui aussi, il s'avança dans le Palais de Shyamal. En son nom, Aldar demanda à ce qu'il se fasse recevoir par Leurs Majestés. Mais le Soleil était encore en Orient et la journée n'était point commencée.
Il attendit alors jusqu'à ce que les beffrois de la Cité sonnent les Neufs Heures. Enfin l'on vint voir Erestor, pour lui signaler que le Roi était prêt à l'accueillir.
L'on conduit le Duc jusque dans une grande et vaste salle au plafond moulé et au style rococo. Des dizaines de fenêtres colossales laissaient entrer la lumière matinale dans la vaste salle tandis que d'immenses lustres de cristal tombaient du plafond. Le trône semblait être au fond du hall, mais le Roi se tenait au milieu de ce dernier. S'avançant vers lui, Erestor inclina bassement la tête et dit:

"Bien le bonjour Votre Majesté.
Cela fait sûrement douze heures que je suis parti de Sybrondil selon votre convocation m'enjoignant à vous rejoindre ici-même.
Je suis heureux de vous revoir après tant d'années. Il aura donc fallu une convocation pour que je rejoigne Shyamal. Elle a tant changée depuis mon enfance.
Elle est plus grandiose encore. Toutes ces tours, ces grandes allées, ces demeures de pierre et de bois quant au Palais. Qu'en dire sinon qu'il est plus impressionnant que n'importe quel autre en ces terres?
Votre règne sembla apporter la gloire et la prospérité à notre Royaume, Votre Majesté.
Toutefois je ne vois pas Son Altesse Loranys. Je suppose que Son Altesse doit se préparer ou qu'elle n'est pas encore levée.
Mais pardonnez mon indiscrétion et ma prompte prise de parole."

Il se tut, et afficha un maigre sourire, attendant réponse de Son Altesse Ibadric.

Ibadric Joysword dormait encore profondément lorsque quelqu'un vint frapper avec insistance à sa porte. Bien qu'agacé, le jeune roi se leva et alla ouvrir. Il vit alors que c'était un jeune serviteur qui avait troublé son sommeil.

"Veuillez me pardonner, majesté, si je vous ai réveillé mais le duc de Sybrondil vient d'arriver et il vous attend."

"Déjà , Je ne l'attendait pas de si tôt. Appelez mes serviteurs de toute urgence, je ne tient pas à ce que le duc patiente trop longtemps."

les serviteurs ne tardèrent pas et, très vite, le roi fut lavé, rasé, coiffé et habillé. Il était vêtu de braies bleues et d’une bleue et or serrée à la taille par une ceinture à boucle dorée. Une fois apprêté, il se dirigea vers la salle du trône et fit venir le duc. En le voyant, Ibadric reconnu bien la coquetterie et l’élégance dont faisaient preuve les habitants de Sybrondil. Une fois qu’Erestor eu terminé, il lui rendit son sourire et répondit :

"Je suis également très heureux de vous revoir, Erestor, et vous souhaite la bienvenue à Shyamal. Vous avez fait longue route et j’estime que vous êtes en droit de vous reposer. Mes serviteurs vous montreront donc le chemin de la chambre qui vous a été préparée. En ce qui concerne Dame Loränys, une de vos suppositions est fondée puisque la reine sommeil encore. Mais soyez sans crainte, vous la verrez bien assez tôt."

Puis, en regardant la salle du trône, il ajouta :

"C’est en ces lieux que demain se déroulera la cérémonie de votre nomination. J’espère que vous réalisez le privilège qui vous est accordé car peu de nobles peuvent se vanter d’être archiducs ! La cérémonie sera ensuite suivie d’un banquet où vous êtes bien évidemment convié. Puis je vous laisserais repartir pour vos terres. Mais si vous souhaitez séjourner quelques temps ici, je n’y vois aucune objections."

Et sur ce, Ibadric fit conduire le duc à sa chambre et sortit de la salle. Toute la journée durant, il s’occupa de la cérémonie. Si la noblesse Shyamaloise avait une qualité, c’était bien celle de pouvoir organiser des événements mémorables à la dernière minute. Ainsi, le roi alterna entre l’accueil des invités, les cuisines, les décorations et bien d’autres choses. En fin de journée, Ibadric était exténué, comme il l’était d’ailleurs souvent. Avant de partir dormir, il chargea, un de ses serviteurs d’aller souhaiter une bonne nuit au duc mais aussi de l’avertir de l’heure de la cérémonie : midi pile. Ce détail était en effet sortit de son esprit. Tombant de sommeil, le roi se coucha et s’endormit presque aussitôt.